jeudi 10 novembre 2011

La céramique romaine à parois fines

S’il existe bien une catégorie de céramiques qui déroute le profane, mais aussi le céramiste contemporain, c’est bien celle dénommée « à parois fines » par les archéologues !
Dénommée ainsi par la finesse parfois stupéfiante de ses parois, son origine se perd dans la nuit des temps. Déjà aux âges de pierre ou des métaux, on peut observer des pièces, souvent modelées, dont la finesse des parois nous étonne et dont la raison nous échappe.  Au début ce furent bien entendu uniquement des pièces modelées qui arboraient cette minceur étonnante.
Raison technique, pour éviter les éclatements dus à des montées en vapeur intempestives de l’humidité résiduelle ? Peut-être, du moins dans les temps reculés cette raison aura-t-elle joué un rôle. Economie de matière ? Peut- être aussi. Préparer une bonne argile, facile à travailler et de bonne tenue au feu est un très gros travail quand il s’agit de le faire manuellement. Il est donc logique qu’on ait cherché à économiser cette matière première.
Les premières pièces tournées étaient cependant épaisses, la technique de fabrication au tour différant considérablement du modelage fin. Mais déjà la Grèce classique connut des vases à parois fines, parallèlement à des pièces beaucoup plus épaisses, notamment certaines formes à « figures rouges » et à « figures noires.
C’est seulement à l’époque romaine, républicaine plus précisément, que ce type de céramiques va devenir très fréquent, et concerner tout particulièrement les vases à boire, coupes et bols, tasses et gobelets.
Les niveaux anciens es villes italiennes, par exemple Pompei, tout comme les sites du Midi de la France  livrent ainsi bon nombre ces récipients dès la première moitié du IIème siècle av. J.-C. ( SFECAG, Actes du Congrès de Vallauris, 2004 : Marie Truffeau-Libre, La céramique romaine de la maison 1.9.9 à Pompei)
Deux coupes italiennes réalisées en cuisson réductrice. (Ier s. av. J.-C.)










 
 
Une tasse fragmentaire provenant des niveaux anciens d’une domus de Musarna (Près de l’actuelle Viterbe, Italie) et sa réplique. Hauteur env. 12 cm. 

 


Ces céramiques républicaines parfois tournées comme les premiers exemplaires sombres, puis clairs ci-dessus, pouvaient aussi être moulées comme la tasse en illustration ci-dessous, mais n’étaient pratiquement jamais recouvertes de vernis. Leur couleur était noire ou grise en cuisson réductrice ou rouge en cuisson oxydante. 
 












Tasse moulée d'Italie du Nord. 1er s. avc. J.-C. 




 
Dès l’extension de la zone d’influence romaine en Narbonnaise, puis dans les Gaules, de nombreux ateliers vont se développer en Italie du Nord, notamment pour alimenter les armées. Les légionnaires des temps de César et d’Auguste portaient tous dans leur équipement un gobelet à parois fines transporté dans un étui de protection rigide en cuir bouilli. 
 










Type de gobelet militaire dit aussi "Sodatenbecher". Hauteur 12 cm. environ. 














Un exemplaire "civil" qui pouvait atteindre des proportions beaucoup plus importantes. Celui-ci atteint 20 cm. de hauteur!
(découvert dans le sanctuaire gaulois de Mirebeau, près de Dijon)



Cette vaisselle va donc, comme la sigillée, se diffuser simultanément avec l’avancée des armées, notamment pour les régions qui nous intéressent, avec les légions de César. Elle n’était toutefois pas totalement inconnue dans les gaules, le commerce du vin avait déjà quelque peu contribué à la diffusion de petites quantités de ces récipients.
Et, comme ce fut le cas pour la céramique sigillée, pour se rapprocher de leur clientèle, des ateliers de Padanie ouvrirent des succursales dans les Gaules, notamment à Lyon, avec les ateliers de La Loyasse et de La Muette, actifs dès 30 av.J.-C pour le premier, et 20 av. J.-C. pour le second. Le phénomène de la délocalisation des entreprises n’est donc pas nouveau.

 
Un « Gobelet d’Aco » tel qu’il s’en produisait vers le tournant de l’ère à Lyon. Ce genre de vase à boire est ainsi nommé par la découverte de très nombreux exemplaires signés HILARVS.ACO, tous moulés et presque toujours de la même forme fuselée caractéristique. L’exemplaire ci-dessus, signé CHRISIPPVS, pourrait bien provenir de Lyon,  de l’atelier découvert dans le quartier de la Muette, actif entre les années 20avant et 5-10 de notre ère, sur les bords de la Saône. L’organisation et le style de son décor, ainsi que l’absence de revêtement sont caractéristiques de ce Maître. Les décors à semis de picots sont toutefois les plus fréquents à la Muette.






 
Ils peuvent être signés HILARVS ACO, CHRISIPPVS, mais aussi de T.C.AVIVS EPIPHANES ou PHILOCRATES. D’autres ateliers ouvriront bientôt et fabriqueront ce type de gobelet à Lezoux, (Près de Clermont-Ferrand) et dans la vallée de l’Allier. Certains d’entre eux pourraient être des succursales des ateliers lyonnais, ou peuvent avoir employé de la main d’œuvre issue de ces centres de production tant la technique est semblable dans ces divers centres. Occasionnellement on peut trouver des exemplaires revêtus d’une glaçure au plomb jaunâtre. Tous ces gobelets sont typiques de l’emprise de l’influence italique en Gaule. Leur technique de fabrication, que ce soient les moules ou le moulage, reste un mystère. Le moule, sous forme de tube conique ouvert aux deux extrémités, doit être gravé ou imprimé en creux à l’intérieur. Toutefois, leur diamètre n’est pas suffisamment important pour que le décorateur puisse y passer la main, ce qui nécessite l’usage d’outils longs et recourbés, ainsi que de poinçons à pression latérale. Les picots semblent estampés un à un, or il s’en trouve fréquemment plusieurs milliers, parfaitement organisés en quinconce, parfois sans le moindre défaut d’alignement…

 
Peu après le tournant de l’ère, une petite révolution interviendra. Dès l’ouverture de l’atelier de La Butte à Lyon, vers 20 de notre ère les potiers changèrent d’argile, et utilisèrent désormais une terre calcaire enduite d’un revêtement argileux. Les raisons exactes de ce changement nous échappent, peut-être que la terre calcaire de Lyon se tournait plus facilement, peut-être qu’il y avait moins de casse à la cuisson ?  Mais il est probable que la couleur de la terre cuite calcaire, qui vire facilement au beige parfois un peu verdâtre en cas d’excès de cuisson a joué un rôle et nécessité la pose d’un revêtement d’argile siliceuse.
Ce changement va, comme une traînée de poudre, se répandre dans tous les ateliers de la même époque, et vers les années 20 ou 30 de notre ère, presque toutes les céramiques à parois fines seront enduites d’un vernis argileux. Le répertoire des formes et décors s’appauvrira toutefois quelque peu, et la forme ACO disparaîtra progressivement au profit de lignes plus basses, et notamment d’une foultitude de bols à carène basse. La plupart des ateliers vont travailler sur ces même répertoire de formes, et il est parfois très difficile d’identifier l’origine de certains exemplaires sans recourir aux analyses physico-chimiques.




 
Le prototype des bols à carène basse. L’origine de cet exemplaire est inconnue, presque tous les ateliers l’ont pratiquée. L’aspect sableux des parois est obtenu par application de grains de terre cuite recouverts d’un vernis argileux. Malgré cet aspect très rustique, on peut classer ces objets dans les catégories de la céramique de luxe. 




Ce genre de céramique connaîtra un succès assez étonnant, et la zobe de diffusion de l’atelier de la Butte englobera une bonne partie de l’Occident romain. La première typologie, de Graham Greene, sera établie presque essentiellement sur la base des découvertes faite dans les Iles Britanniques… En Suisse, ce sont par centaines que ces bols et gobelets sont retrouvés dans le camp légionnaire de Vindonissa. Malheureusement, l’extraordinaire finesse de leurs parois les rend très fragiles, et trouver un exemplaire intact est rare.















 

 
Deux bols issus de l’atelier de la Butte à Lyon. (Photos Eric Bertrand) Le décor sablé et les appliques grénelées sont caractéristiques de cette production.
















 


 
Crépis et écailles sont aussi des décors typiques, des productions à parois fines du Ier siècle. Ratés de cuisson de l’atelier de La Butte, Lyon. Photos Eric Bertrand.


 
Le crépi ou le sablage ont pu à l’origine avoir une vocation utilitaire. On mangeait beaucoup avec les doigts, et ces décors avaient probablement une fonction antidérapante. Toutefois on peut s’interroger sur la philosophie sous-jacente qui a conduit à la perpétuation de ce genre d’enduit. Il n’est pas exclu que l’on choisissait volontiers certains types de vaisselle volontairement rustiques par esprit stoïcien. Pour les Romains, pouvoir se revendiquer d’une origine paysanne était un grand honneur. Les patriciens à l’origine étaient ceux qui possédaient la terre et la cultivaient, ils détenaient le patrimoine. Boire dans le bol de simples paysans pouvait peut-être se comprendre comme une forme de respect pour les ancêtres, pour ses origines. On observe ce phénomène dans d’autres civilisations, au Japon notamment.




























 
Un gobelet à dépressions d’origine inconnue, et un gobelet probablement lyonnais à décor d’écailles.






Si la variété des formes de céramiques à parois fines a tendance à décliner dés le début de l’ère, la palette des décors aura au contraire tendance à s’accroître durant le premier siècle, et la qualité des revêtements va s’améliorer.




 
Un petit gobelet à décor de picots. On voir clairement les traces du feu subi lors de la cuisson. Ces gobelets ont été empilés dans le four et le pied du récipient n’a pas subi l’action directe des flammes, il est resté rouge. La partie supérieure a viré au noir par l’effet des gaz de combustion.









 



Un lot de tessons d’origine diverses. La plupart de ces récipients ont été moulés dans des formes creuses.



 
Du point de vue actuel de la fabrication, la céramique à parois fines est difficile à aborder pour le potier moderne. Tourner des pièces dont les parois avoisinent le millimètre d’épaisseur nécessite plusieurs opérations délicates. D’abord, il faut tourner la pièce le plus finement possible. Ensuite, on laisse raffermir quelque peu la pièce, puis on procède par enlèvement de copeaux, c’est l’opération du tournassage.
Cette production de céramiques à parois fine se poursuivra tout le long du premier siècle de notre ère. Cependant, petit à petit les parois vont un peu s’épaissir et le répertoire des formes et décors va se diluer dans d’autres tendances. On moulera moins et on tournera plus. Dès le début du IIème siècle, de nouvelles formes viendront annoncer une nouvelle tendance plus libre. Sablages et crépis rustiques vont disparaître et toute une gamme de décors plus sophistiqués verra le jour.
Ce sera la période de la « vraie » céramique à revêtement argileux, ainsi nommée par les archéologues et autre spécialistes, bien que les techniques de base restent les mêmes.
Ce sera pour un (ou plusieurs, car le sujet est vaste..) prochain article.

Pour en savoir (beaucoup) plus sur les céramiques à parois fines lyonnaises, l'étude très complète d'Eric Bertrand, que je remercie ici pour l'excellence de son travail. 
Avertissement: C'est une thèse de doctorat, donc assez...touffu! 

Eric BERTRAND
LA PRODUCTION DES CÉRAMIQUES À PAROI FINE À LYON,
LES CÉRAMIQUES ATTRIBUÉES OU APPARENTÉES À L’ATELIER DE LA BUTTE
(typologie, chronologie et diffusion)
Université Louis Lumière - Lyon II
THÈSE pour obtenir le grade de docteur de l’université Lumière Lyon 2, 23 05 2000

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