Préambule.
On ne saurait présenter un panorama de la céramique antique
sans parler de la sigillée gauloise. Bien que je ne sois pas spécialiste du
domaine, ce type de céramique reste un des incontournables de l’antiquité
gallo-romaine, et je me dois ainsi de le traiter.
Le sujet est vaste, on s’en doute. Pour rappel, je
préciserai ici encore que, par ce terme, je définis une catégorie bien précise
de céramique antique : celle qui, qu’elle soit moulée ou tournée, décorée
ou non, porte ce vernis argileux typique qui devient rouge et se vitrifie en
cuisson oxydante. L’apparition et la diffusion de ce genre de vaisselle a déjà
été décrit dans l’article « La Sigillée, de ses origines
italiques à son apparition dans les Gaules «
Estampille sur une sigillée
C’est le »sigillum », le seau
De l’ateleir ou du potier
Qui donna son nom à cette
Variété de céramique antique
(O.PASN= officina passieni)
|
Et enfin, pour préciser chronologiquement mon propos, je
place le Haut-Empire entre le début du principat d’Auguste, en 27 avant notre
ère, et l’avènement de Dioclétien et la fondation de la première tétrarchie en
286 de notre ère. En ce qui concerne le début du Bas-Empire, toutes les écoles
d’historiens ne pensent pas forcément ainsi, mais personnellement je trouve
cette date pratique, car elle correspond au début d’une grosse série de
modifications administratives au sein de l’appareil d’état romain, de son
armée, mais aussi à une mutation profonde des structures sociales. On observe
également une évolution rapide des styles décoratifs en cette fin de troisième
siècle. La céramique n’y échappera pas, et c’est pourquoi il conviendra mieux
de traiter séparément des céramiques du bas-Empire.
L’étude de la sigillée pour ses aspects très décoratifs et
surtout très standardisés sera déterminante pour l’évolution conceptuelle de
la céramologie. Si à l’origine, au XIXème siècle, on s’intéressa surtout à
cette vaisselle dans le cadre de l’histoire de l’art, dès la fin du siècle on
saisira rapidement les intérêts de ces artefacts pour l’établissement de
séquences chronologiques relatives à l’occupation des sites archéologiques. Les
premières typologies apparaissent, dont certaines, celles de H. Dragendorff en
1895 ( ci-dessous), ou celles de Joseph Déchelette en 1905 sont des références toujours en
usage aujourd’hui.
Les fouilles des camps militaires rhénans de Haltern, de
Niederbieber, de Xanthen ou de Hofheim par exemple, parfois occupés seulement
sur de très courtes périodes, vont initier une chronologie de plus en plus
précise basée sur le répertoire des formes mais aussi et surtout sur les
signatures de potiers apposées sous forme de « sigillum » sur cette
vaisselle.
L’étude de la sigillée restera toutefois longtemps
circonscrite à l’établissement des typo-chronologies, et ce n’est que depuis
1960 environ que l’on saisira l’immense potentiel scientifique de ce matériel.
On ouvre alors des recherches sur les aspects techniques de leur fabrication,
L’étude des matériaux constitutifs permettra de déterminer l’origine
géographique et les ateliers producteurs et donc les courants commerciaux qui
permirent la diffusion de leurs productions. Par comparaison ensuite, les
connaissances de la sigillée permettront de dater d’autres productions
régionales et d’autres types de céramiques, mais aussi d’autres types de
mobilier archéologique. Ce n’est toutefois qu’avec l’approche contextuelle de
l’archéologie que l’on sortira la céramique et notamment la sigillée du piège
des typo-chronologies pour mettre l’accent sur les liens unissant des témoins
matériels aux cultures au sein desquelles ils ont été réalisés, mais aussi
desquelles ils ont été consommés.
Les débuts de la
production :
Diverses approches ont d’abord été tentées par les potiers
gaulois, mais les difficultés techniques qu’ils rencontrèrent ne permirent pas
à ce stade une production d’envergure ni surtout une large commercialisation.
Les vernis de ces pré-sigillées manquaient d’éclat et ces productions ne
parvinrent pas vraiment à concurrencer les sigillées des ateliers italiques. La
cuisson dans des fours à flamme directe ne permettait pas ce fameux grésage des
engobes et tout au plus cette céramique permettait-elle de combler un manque
local ou régional de vaisselle de service répondant aux nouveaux goûts
esthétiques et culinaires méditerranéens. L’apparition assez brutale de la production de
« vraies » sigillées pose la question de l’intervention directe se
spécialistes venus d’Italie. Ce n’est que lorsque ces derniers ouvrirent des
succursales, exportèrent leur savoir-faire, que la sigillée gauloise, cuite
dans des fours à tubulures, atteignit sa morphologie aboutie. En fait elle
reprenait le répertoire des formes produites par les ateliers italiques, à tel
point que sans analyses physico-chimiques, il est souvent presque impossible de
les différencier des modèles produits à Arrezzo et Pise entre autres.
Carte des ateliers de sigillée en Gaule. La production est proportionnelle à la taille des marquages. la Grufesenque, Lezoux, L'Argonne et Rheinzabern sont les centres les plus importants |
Peu après le tournant de l’ère, une importante production
apparut à Millau, sur le site de La Graufesenque, qui après quelques essais
hésitants, devint rapidement le plus important centre de production de sigillée
gauloise. L’exceptionnelle qualité de cette céramique déboucha sur un énorme
succès commercial, un évènement sans précédent dans l’artisanat antique de la
céramique. Bien que seulement 3% du site aient aujourd’hui été fouillés, on
sait qu’au moins 500 potiers ou ateliers de potiers connus par leurs
estampilles ont exercé en ce lieu entre le Ier et le début du IIème siècle de
notre ère.
Carte de diffusion des productions de La Graufesenque |
Dés les années 30 à 50 de notre ère, les productions de La Graufesenque ont été
distribuées dans toute la partie occidentale de l’Empire, voire parfois
beaucoup plus loin. Au Sud, c’est au moins jusqu’au Soudan que ces céramiques
ont été retrouvées. A l’Est, en plus de fréquentes découvertes en Inde, on en a
découvert dans un site archéologique du Delta du Mekong !
Non seulement les quantités de céramiques produites dans ces
ateliers sont énormes, et peuvent se compter en milliards de pièces (à la Graufesenque
seulement, on évalue la production totale entre 1 et 3 milliards. Vous avez
bien lu, entre 1'000'000'000 et 3'000'000'000…), mais avec les fouilles on
commence à en comprendre la structure, notamment par ces étonnants bordereaux
d’enfournement, dont plusieurs complets et au moins 50 fragmentaires ont été
jusqu’ici découverts :
Souvent bilingues comme celui-ci, notre méconnaissance de la
langue gauloise rend leur interprétation difficile.
autagis cintux XXI
tuθos decametos luxtos
uerecunda canastri S = D
eti pedalis CX
eti canastri ==D
Albanos panias (I)XXV
Albinos uinari D
Summacos catili (I)(I)CDLX
Felix scota catili V CC
Tritos priuatos paraxi V DL
Deprosagi paraxidi (I)(I)DC
Masuetos acitabli IX D
tuθos decametos luxtos
uerecunda canastri S = D
eti pedalis CX
eti canastri ==D
Albanos panias (I)XXV
Albinos uinari D
Summacos catili (I)(I)CDLX
Felix scota catili V CC
Tritos priuatos paraxi V DL
Deprosagi paraxidi (I)(I)DC
Masuetos acitabli IX D
Les deux premières lignes sont en gaulois et
signifieraient : premier bordereau de 21 / dixième four chargé.
Les lignes suivantes, en latin, donnent des noms des potiers, à consonance gauloise : Albanos, Albinos, Deprosagijos, Felix, Masuetos, Priuatos, Scota, Summacos, Tritos, Uerecundos.
La deuxième colonne cite les noms des vases : acitabili (petits bols à sauce vinaigrée), canistri (corbeille ?), catili (assiette, plat), panna (coupe), paraxidi (jatte), uinari (cruche ou pichet ?). Les dimensions de certains sont précisées par les signes S= ou ==.
Enfin, les quantités indiquées permettent de savoir que la fournée comptait à peu près 28 000 pièces. Et ceci n’est peut-être que le premier bordereau. Mais soyons rassurés, la taille des plus grands fours ne permettait d’y placer que l’équivalent de deux bordereaux comme celui-ci…
Les lignes suivantes, en latin, donnent des noms des potiers, à consonance gauloise : Albanos, Albinos, Deprosagijos, Felix, Masuetos, Priuatos, Scota, Summacos, Tritos, Uerecundos.
La deuxième colonne cite les noms des vases : acitabili (petits bols à sauce vinaigrée), canistri (corbeille ?), catili (assiette, plat), panna (coupe), paraxidi (jatte), uinari (cruche ou pichet ?). Les dimensions de certains sont précisées par les signes S= ou ==.
Enfin, les quantités indiquées permettent de savoir que la fournée comptait à peu près 28 000 pièces. Et ceci n’est peut-être que le premier bordereau. Mais soyons rassurés, la taille des plus grands fours ne permettait d’y placer que l’équivalent de deux bordereaux comme celui-ci…
Une assiette ( catilus) signée de l'atelier de Quadratus de La Graufesenque. Un travail parfait. |
Détail d'une coupe "Dragendorff 29b" exposée au Musée de la Cour d'Or à Metz. Un fleuron de l'époque de spendeur de la sigillée moulée.
Photo ©
Wikimedia Creative Commons, licence GNU
FDL
|
L’expansion :
Ce succès entraîna des vocations, et dès les années 20 à 50
des ateliers secondaires vont commencer à essaimer autour de La Graufesenque. Si
certains restent peu connus, d’autres se développeront avec les années, comme
Montans, ou plus tard Banassac.
Tesson de Montans, au coloris un peu plus foncé |
A la fin du Ier siècle, ce seront ainsi plusieurs dizaines
d’ateliers qui produiront de la sigillée, généralement diffusée seulement dans
les régions avoisinantes. Et ce sera en même temps le début du déclin des plus
anciens, comme La
Graufesenque par exemple. Effets de concurrence certainement,
leur monopole ne tenant plsu face à la nouvelle concurrence. Mais peut-être manque
de combustibles aussi. Faute de gestion du domaine forestier, certains ateliers
ont épuisé d’immenses surfaces arborisées, jusqu’à s’épuiser eux-mêmes, à force
de devoir s’approvisionner de plus en plus loin de leurs fours…
Techniques de
décoration.
Une petite coupe Drag.27 lisse de Lezoux (fin Ier siècle) |
En ce qui concerne les sigillées décorées, la technique
reine est sans contestation possible le moulage. Dans une première étape, il
faut fabriquer la matrice, une sorte de bol hémisphérique dans laquelle les
motifs qui devront apparaître en relief sur les moulages sont imprimés en creux
à l’aide de poinçons. C’était un travail de spécialistes, et sur d’assez
nombreuses pièces d’époque, on voit apparaître la signature du mouliste en plus
de celle de l’atelier qui produira les épreuves.
Un moule pour bols Dragendorff 37, probablement de Rheinzabern. |
On observe par ailleurs d’autres techniques de décoration en
relief, par exemples les motifs en applique. Dans ce cas de figure, le relief
est pressé séparément dans un moule, puis collé à la barbotine sur le corps du
vase encore humide. Cette technique est souvent associée à un décor secondaire
réalisé à la barbotine, à main levée au moyen d’une douille ou d’une pipette.
Cette technique du décor à la barbotine est parfois aussi utilisée seule.
Une pièce exceptionnelle type "Déchelette 72" portant un décor mixte par appliques moulées avec des rehauts de barbotine. Lezoux, IIIème siècle |
On voit aussi d’autres types de décors, par exemple les
motifs excisés. Dans ce cas on procède par enlèvement de matière au moyen d’un
outil coupant, gouge ou couteau.
A nouveau un type Déchelette 72 à décor floral excisé du Musée de la Céramique à Lezoux. |
Une constante
évolution.
L’histoire de la sigillée du Haut-empire porte sur plus de
250 ans. L’effet de compression temporelle nous laisse parfois imaginer une
production plutôt figée dans ses formes et ses décors. Il n’en est rien, ce
type de céramique connaissant une constante évolution tant dans ses formes que
ses styles décoratifs. On observe toutefois que, spécialement sur les pièces
moulées, la qualité du moulage aussi bien que la recherche d’une cohérence
stylistique du décor vont devenir de plus en plus aléatoires. Produites de plus
en plus hâtivement peut-être par effet pervers d’une concurrence acharnée,
victimes de surmoulages successifs, certaines pièces moulées du IIIème siècle
ne seront plus que l’ombre d’une splendeur révolue. Mais parallèlement,
d’autres formes, d’autres styles décoratifs nécessitant des techniques
nouvelles verront le jour…
Un Dragendorf 30 de Lezoux. Production intermédiaire au décor simpifié, mais encore relativement net.
Photo ©
Wikimedia Creative Commons, licence GNU
FDL
|
A cette époque, bon nombre de ces tentatives régionales
auront tourné court, au profit de nouveaux monopoles régionaux. Les ateliers
africains inonderont le pourtour de la Méditerranée, tandis qu’en Gaule du Centre les
officines de Lezoux s’imposeront. En Gaule du Nord, ce seront les ateliers de la Vallée de l’Argonne qui
domineront, tandis que les productions de Rheinzabern et de Trèves se
réserveront les marchés du Rhin et du Haut-Danube.
Caractéristique des productions des IIème et IIIème siècles, ce Dragendorff 38 provient de Rheinzabern. |
Mais le IIIème siècle, c’est aussi, notamment à partie des
années 235 sur le Rhin, puis 255-260 dans les autres régions une période de
grande instabilité politique et militaire. Ce seront 50 ans de crise aigüe qui
vont bouleverser tous les circuits commerciaux et migrations aidant initier de
nouvelles formes d’organisation sociale. D’importantes évolutions marqueront
les productions aussi bien que les processus de diffusion de la céramique. On entre dans l’Antiquité tardive, et traiter
de la production de la sigillée de cette période nécessitera un autre billet,
tant les changements sont importants
Un calice de Rheinzabern. Ce genre de pièce est plutôt
rare,
mais montre que malgré une production parfois hâtive,
les potiers gallo-romaine n’avaient rien perdu de leur
créativité au IIIème siècle.
|
Pour y voir plus clair, une étude progressive région par
région serait nécessaire, et ce n’est pas l’objet de cet article. Un ou
plusieurs livres seraient nécessaires. On pourra toutefois se référer à
l’excellent :
LA CERAMIQUE ROMAINE EN GAULE DU NORD. Dictionnaire des
céramiques: Raymond Brulet, Fabienne Vilvorder et Richard Delage . Brepols
Publishers, Turnhout, Belgique, 2010. ISBN 978-2-503-53509-8.
Cet ouvrage, bien que traitant essentiellement de la Gaule du Nord, présente un
excellent panorama des céramiques fines, pour la plupart commercialisées bien
au-delà de cette région. C’est un ouvrage de référence pour quiconque
s’intéresse à la céramique gallo-romaine dans son ensemble.
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