vendredi 27 septembre 2013

La SIgillée gallo-romaine du Haut-Empire


Préambule.

On ne saurait présenter un panorama de la céramique antique sans parler de la sigillée gauloise. Bien que je ne sois pas spécialiste du domaine, ce type de céramique reste un des incontournables de l’antiquité gallo-romaine, et je me dois ainsi de le traiter.
Le sujet est vaste, on s’en doute. Pour rappel, je préciserai ici encore que, par ce terme, je définis une catégorie bien précise de céramique antique : celle qui, qu’elle soit moulée ou tournée, décorée ou non, porte ce vernis argileux typique qui devient rouge et se vitrifie en cuisson oxydante. L’apparition et la diffusion de ce genre de vaisselle a déjà été  décrit dans l’article « La Sigillée, de ses origines italiques à son apparition dans les Gaules « 

Estampille sur une sigillée
C’est le »sigillum », le seau
De l’ateleir ou du potier
Qui donna son nom à cette
Variété de céramique antique
(O.PASN= officina passieni)
Et enfin, pour préciser chronologiquement mon propos, je place le Haut-Empire entre le début du principat d’Auguste, en 27 avant notre ère, et l’avènement de Dioclétien et la fondation de la première tétrarchie en 286 de notre ère. En ce qui concerne le début du Bas-Empire, toutes les écoles d’historiens ne pensent pas forcément ainsi, mais personnellement je trouve cette date pratique, car elle correspond au début d’une grosse série de modifications administratives au sein de l’appareil d’état romain, de son armée, mais aussi à une mutation profonde des structures sociales. On observe également une évolution rapide des styles décoratifs en cette fin de troisième siècle. La céramique n’y échappera pas, et c’est pourquoi il conviendra mieux de traiter séparément des céramiques du bas-Empire.
L’étude de la sigillée pour ses aspects très décoratifs et surtout très standardisés sera déterminante pour l’évolution conceptuelle de la céramologie. Si à l’origine, au XIXème siècle, on s’intéressa surtout à cette vaisselle dans le cadre de l’histoire de l’art, dès la fin du siècle on saisira rapidement les intérêts de ces artefacts pour l’établissement de séquences chronologiques relatives à l’occupation des sites archéologiques. Les premières typologies apparaissent, dont certaines, celles de H. Dragendorff en 1895 ( ci-dessous), ou celles de Joseph Déchelette en 1905 sont des références toujours en usage aujourd’hui. 

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Les fouilles des camps militaires rhénans de Haltern, de Niederbieber, de Xanthen ou de Hofheim par exemple, parfois occupés seulement sur de très courtes périodes, vont initier une chronologie de plus en plus précise basée sur le répertoire des formes mais aussi et surtout sur les signatures de potiers apposées sous forme de « sigillum » sur cette vaisselle.
L’étude de la sigillée restera toutefois longtemps circonscrite à l’établissement des typo-chronologies, et ce n’est que depuis 1960 environ que l’on saisira l’immense potentiel scientifique de ce matériel. On ouvre alors des recherches sur les aspects techniques de leur fabrication, L’étude des matériaux constitutifs permettra de déterminer l’origine géographique et les ateliers producteurs et donc les courants commerciaux qui permirent la diffusion de leurs productions. Par comparaison ensuite, les connaissances de la sigillée permettront de dater d’autres productions régionales et d’autres types de céramiques, mais aussi d’autres types de mobilier archéologique. Ce n’est toutefois qu’avec l’approche contextuelle de l’archéologie que l’on sortira la céramique et notamment la sigillée du piège des typo-chronologies pour mettre l’accent sur les liens unissant des témoins matériels aux cultures au sein desquelles ils ont été réalisés, mais aussi desquelles ils ont été consommés.
Les débuts de la production :  
Diverses approches ont d’abord été tentées par les potiers gaulois, mais les difficultés techniques qu’ils rencontrèrent ne permirent pas à ce stade une production d’envergure ni surtout une large commercialisation. Les vernis de ces pré-sigillées manquaient d’éclat et ces productions ne parvinrent pas vraiment à concurrencer les sigillées des ateliers italiques. La cuisson dans des fours à flamme directe ne permettait pas ce fameux grésage des engobes et tout au plus cette céramique permettait-elle de combler un manque local ou régional de vaisselle de service répondant aux nouveaux goûts esthétiques et culinaires méditerranéens.  L’apparition assez brutale de la production de « vraies » sigillées pose la question de l’intervention directe se spécialistes venus d’Italie. Ce n’est que lorsque ces derniers ouvrirent des succursales, exportèrent leur savoir-faire, que la sigillée gauloise, cuite dans des fours à tubulures, atteignit sa morphologie aboutie. En fait elle reprenait le répertoire des formes produites par les ateliers italiques, à tel point que sans analyses physico-chimiques, il est souvent presque impossible de les différencier des modèles produits à Arrezzo et Pise entre autres. 
Carte des ateliers de sigillée en Gaule. La production est proportionnelle à la taille des marquages. la Grufesenque, Lezoux, L'Argonne et Rheinzabern sont les centres les plus importants
Peu après le tournant de l’ère, une importante production apparut à Millau, sur le site de La Graufesenque, qui après quelques essais hésitants, devint rapidement le plus important centre de production de sigillée gauloise. L’exceptionnelle qualité de cette céramique déboucha sur un énorme succès commercial, un évènement sans précédent dans l’artisanat antique de la céramique. Bien que seulement 3% du site aient aujourd’hui été fouillés, on sait qu’au moins 500 potiers ou ateliers de potiers connus par leurs estampilles ont exercé en ce lieu entre le Ier et le début du IIème siècle de notre ère. 
Carte de diffusion des productions de La Graufesenque
Dés les années 30 à 50 de notre ère, les productions de La Graufesenque ont été distribuées dans toute la partie occidentale de l’Empire, voire parfois beaucoup plus loin. Au Sud, c’est au moins jusqu’au Soudan que ces céramiques ont été retrouvées. A l’Est, en plus de fréquentes découvertes en Inde, on en a découvert dans un site archéologique du Delta du Mekong !
Non seulement les quantités de céramiques produites dans ces ateliers sont énormes, et peuvent se compter en milliards de pièces (à la Graufesenque seulement, on évalue la production totale entre 1 et 3 milliards. Vous avez bien lu, entre 1'000'000'000 et 3'000'000'000…), mais avec les fouilles on commence à en comprendre la structure, notamment par ces étonnants bordereaux d’enfournement, dont plusieurs complets et au moins 50 fragmentaires ont été jusqu’ici découverts :
Souvent bilingues comme celui-ci, notre méconnaissance de la langue gauloise rend leur interprétation difficile.

autagis cintux XXI
tuθos decametos luxtos
uerecunda canastri S = D
eti pedalis CX
eti canastri ==D
Albanos panias (I)XXV
Albinos uinari D
Summacos catili (I)(I)CDLX
Felix scota catili V CC
Tritos priuatos paraxi V DL
Deprosagi paraxidi (I)(I)DC
Masuetos acitabli IX D

Les deux premières lignes sont en gaulois et signifieraient : premier bordereau de 21 / dixième four chargé.
Les lignes suivantes, en latin, donnent des noms des potiers, à consonance gauloise : Albanos, Albinos, Deprosagijos, Felix, Masuetos, Priuatos, Scota, Summacos, Tritos, Uerecundos.
La deuxième colonne cite les noms des vases : acitabili (petits bols à sauce vinaigrée), canistri (corbeille ?), catili (assiette, plat), panna (coupe), paraxidi (jatte), uinari (cruche ou pichet ?). Les dimensions de certains sont précisées par les signes S= ou ==.
Enfin, les quantités indiquées permettent de savoir que la fournée comptait à peu près 28 000 pièces. Et ceci n’est peut-être que le premier bordereau. Mais soyons rassurés, la taille des plus grands fours ne permettait d’y placer que l’équivalent de deux bordereaux comme celui-ci…
Une assiette ( catilus) signée de l'atelier de Quadratus de La Graufesenque. Un travail parfait.

Détail d'une coupe "Dragendorff 29b" exposée au Musée de la Cour d'Or à Metz. Un fleuron de l'époque de spendeur de la sigillée moulée.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL
 L’expansion :
 Ce succès entraîna des vocations, et dès les années 20 à 50 des ateliers secondaires vont commencer à essaimer autour de La Graufesenque. Si certains restent peu connus, d’autres se développeront avec les années, comme Montans, ou plus tard Banassac.
Tesson de Montans, au coloris un peu plus foncé
A peu près en même temps, de nouveaux ateliers ou groupes d’ateliers vont se créer ou s’adapter en Gaule du centre, à Lezoux dès 10 ap. J.-C., puis en Gaule de l’Est, dans la Vallée de l’Argonne ou encore en Alsace et en Moselle entre 50 et 70. De nombreux ateliers régionaux tentèrent également leur chance dans ce qui était devenu un immense marché. Certains connurent le succès, d’autres moins et leur activité fut éphémère. On parle parfois d’ »imitations de sigillée » pour ces productions, parfois aussi de « sigillées régionales »et il faut bien avouer que, les frontières entre ce qui peut être défini comme une « vraie » sigillée et ses « imitations » étant difficile à situer, les palabres entre spécialistes de la question sont parfois assez vives.
Une assiette des ateliers d'Avocourt I au revêtement orangé satiné caractéristique. cette forme "Dragendorff 18/31 est très fréquente dès le IIème siècle.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL

Le même type, issu de l'officine de Sinzig, en Gaule de l'Est. Déterminer les origines de telles pièces est très difficile et même les spécialistes s'y perdent... L'anneau guilloché n'est pas caractéristique. Plus qu'une fonction décorative, ce guilochage était destiné à masquer les traces de collages ou de pression exercée par l'empilement des pièces à la cuisson.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL
A la fin du Ier siècle, ce seront ainsi plusieurs dizaines d’ateliers qui produiront de la sigillée, généralement diffusée seulement dans les régions avoisinantes. Et ce sera en même temps le début du déclin des plus anciens, comme La Graufesenque par exemple. Effets de concurrence certainement, leur monopole ne tenant plsu face à la nouvelle concurrence. Mais peut-être manque de combustibles aussi. Faute de gestion du domaine forestier, certains ateliers ont épuisé d’immenses surfaces arborisées, jusqu’à s’épuiser eux-mêmes, à force de devoir s’approvisionner de plus en plus loin de leurs fours…

Techniques de décoration.    



Une petite coupe Drag.27 lisse de Lezoux (fin Ier siècle)
 Contrairement à ce que beaucoup de publications, d’expositions ou de pages internet peuvent nous laisser imaginer, la grande majorité des céramiques sigillées ne porte pas de décor particulier. Elle est tournée, puis le profil affiné par tournassage, et enfin simplement polie et engobée. C’est ce que nous appelons dans notre jargon de céramologues, la « sigillée lisse ». Exception notable à cette qualification, les guillochages, qui peuvent dans certains cas agrémenter la surface externe de certains vases, mais aussi, spécialement en ce qui concerne les anneaux guillochés à l’intérieur des assiettes, empêcher les collages ou les marques disgracieuses lors de la cuisson.
Une autre assiette Dragendorff 36 de Sinzig. C'est une pièce tournée, simplement décorée à la barbotine sur son marli. Il n'était pas d'usage de guillocher un anneau dasn ce type d'assiette, et on remarque bien la marque laissée par celle qui lui était superposée.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL
En ce qui concerne les sigillées décorées, la technique reine est sans contestation possible le moulage. Dans une première étape, il faut fabriquer la matrice, une sorte de bol hémisphérique dans laquelle les motifs qui devront apparaître en relief sur les moulages sont imprimés en creux à l’aide de poinçons. C’était un travail de spécialistes, et sur d’assez nombreuses pièces d’époque, on voit apparaître la signature du mouliste en plus de celle de l’atelier qui produira les épreuves.
Un moule pour bols Dragendorff 37, probablement de Rheinzabern.
On observe par ailleurs d’autres techniques de décoration en relief, par exemples les motifs en applique. Dans ce cas de figure, le relief est pressé séparément dans un moule, puis collé à la barbotine sur le corps du vase encore humide. Cette technique est souvent associée à un décor secondaire réalisé à la barbotine, à main levée au moyen d’une douille ou d’une pipette. Cette technique du décor à la barbotine est parfois aussi utilisée seule.
Une pièce exceptionnelle type "Déchelette 72" portant un décor mixte par appliques moulées avec des rehauts de barbotine. Lezoux, IIIème siècle
 On voit aussi d’autres types de décors, par exemple les motifs excisés. Dans ce cas on procède par enlèvement de matière au moyen d’un outil coupant, gouge ou couteau. 
A nouveau un type Déchelette 72 à décor floral excisé du Musée de la Céramique à Lezoux.
 Une constante évolution.

L’histoire de la sigillée du Haut-empire porte sur plus de 250 ans. L’effet de compression temporelle nous laisse parfois imaginer une production plutôt figée dans ses formes et ses décors. Il n’en est rien, ce type de céramique connaissant une constante évolution tant dans ses formes que ses styles décoratifs. On observe toutefois que, spécialement sur les pièces moulées, la qualité du moulage aussi bien que la recherche d’une cohérence stylistique du décor vont devenir de plus en plus aléatoires. Produites de plus en plus hâtivement peut-être par effet pervers d’une concurrence acharnée, victimes de surmoulages successifs, certaines pièces moulées du IIIème siècle ne seront plus que l’ombre d’une splendeur révolue. Mais parallèlement, d’autres formes, d’autres styles décoratifs nécessitant des techniques nouvelles verront le jour…
Un Dragendorf 30 de Lezoux. Production intermédiaire au décor simpifié, mais encore relativement net.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL

Une pièce Dragendorff 30 relativement tardive. Son décor empâté, victime de surmoulages successifs, est caractéristique de la production de masse dès la seconde moitié du IIème siècle.
Photo © Wikimedia Creative Commons, licence GNU FDL
 A cette époque, bon nombre de ces tentatives régionales auront tourné court, au profit de nouveaux monopoles régionaux. Les ateliers africains inonderont le pourtour de la Méditerranée, tandis qu’en Gaule du Centre les officines de Lezoux s’imposeront. En Gaule du Nord, ce seront les ateliers de la Vallée de l’Argonne qui domineront, tandis que les productions de Rheinzabern et de Trèves se réserveront les marchés du Rhin et du Haut-Danube.
Caractéristique des productions des IIème et IIIème siècles, ce Dragendorff 38 provient de Rheinzabern.

Mais le IIIème siècle, c’est aussi, notamment à partie des années 235 sur le Rhin, puis 255-260 dans les autres régions une période de grande instabilité politique et militaire. Ce seront 50 ans de crise aigüe qui vont bouleverser tous les circuits commerciaux et migrations aidant initier de nouvelles formes d’organisation sociale. D’importantes évolutions marqueront les productions aussi bien que les processus de diffusion de la céramique.  On entre dans l’Antiquité tardive, et traiter de la production de la sigillée de cette période nécessitera un autre billet, tant les changements sont importants

Un calice de Rheinzabern. Ce genre de pièce est plutôt rare,
mais montre que malgré une production parfois hâtive,
les potiers gallo-romaine n’avaient rien perdu de leur
créativité au IIIème siècle.
 Pour y voir plus clair, une étude progressive région par région serait nécessaire, et ce n’est pas l’objet de cet article. Un ou plusieurs livres seraient nécessaires. On pourra toutefois se référer à l’excellent :
LA CERAMIQUE ROMAINE EN GAULE DU NORD. Dictionnaire des céramiques: Raymond Brulet, Fabienne Vilvorder et Richard Delage . Brepols Publishers, Turnhout, Belgique, 2010. ISBN 978-2-503-53509-8.

Cet ouvrage, bien que traitant essentiellement de la Gaule du Nord, présente un excellent panorama des céramiques fines, pour la plupart commercialisées bien au-delà de cette région. C’est un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse à la céramique gallo-romaine dans son ensemble.




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